Et encore. Comment se fait-il que du sang et des larmes en Syrie nous intéresse — et tant mieux — mais que pendant quinze ans la guerre au Liban n’a intéressé personne ? On a décidé que c’était une guerre civile, alors que les huit premières années, ce n’était pas seulement cela.
Vous parliez de la jeunesse. Il semble qu’au-delà des clivages politiques et religieux au sein du monde arabe au moment des Printemps, il y avait surtout une rupture entre jeunes et anciens…
Bien entendu. Les jeunes Syriens en ont assez de la guerre, ils veulent la paix à n’importe quel prix. Peut-être que s’il y a en Syrie des élections sous l’égide de l’Union européenne et des Nations Unies, on aura la surprise de voir Bachar Al Assad réélu au premier tour. Ce serait une catastrophe pour nous.
« Les femmes sauveront le monde arabe »
Quid de la jeunesse égyptienne et tunisienne ?
En Tunisie, elle est formidable. Plus que la jeunesse, ce sont les femmes qui sont formidables. Quand les islamistes de Ennahda sont arrivés au pouvoir, elles sont sorties becs et ongles dans la rue pour le faire reculer le gouvernement sur la citoyenneté et les droits de la femme. Vous verrez qu’elles sauveront le monde arabe. Parce qu’elles sont mères, parce qu’elles sont sœurs, et qu’elles n’envoient pas leurs jeunes au casse-pipe pour satisfaire les égos de tel ou tel. En Egypte, la jeunesse s’est remise à travailler, en constatant qu’économiquement ça n’allait pas aussi bien qu’elle le pensait. C’est la jeunesse aussi qui a mis à la porte Mohammad Morsi parce qu’il a osé toucher à la justice.
Comment ces projets révolutionnaires, ces volontés de renverser la table, pourraient-ils ressurgir dans cette partie du monde ?
Maintenant c’est aux dirigeants de le faire. Et on peut convaincre les dirigeants : ils sont à terre maintenant, on peut leur imposer des choses et faire en sorte qu’ils assouplissent les moyens de gouvernance. Ensuite, on a voulu jouer, nous Français, dans la cour stratégique. Or, on sait très bien que dans cette cour (et n’importe quel étudiant en première année de sciences politiques vous le dira) il y a un seul acteur, ce sont les Etats-Unis d’Amérique.
L’élection de Trump pourra-t-elle bouleverser la donne à ce niveau ?
Je ne crois pas, c’est un marchand et un pragmatique. Il fera du commerce. Mais je reviens sur la France. A partir du moment où on se rend compte que les printemps arabes ont existé, et perdurent d’une certaine manière, nous pouvons jouer un rôle remarquable : nous sommes les seuls, les premiers dans la cour culturelle. Et je vous rappelle que la culture englobe le politique, l’économique, etc… Donc, au lieu de vouloir investir à droite et à gauche dans des gabegies à n’en plus finir, construisons des écoles, des collèges, des lycées, des universités. Fabriquons des francophones à la chaîne. C’est vrai, l’anglais est la langue universelle de la communication, mais ce n’est plus l’anglais de Byron et de Skakespeare, c’est un anglais de sabir, quelconque, incompréhensible aux anglicistes. En revanche, la langue française est restée une langue de formation et de culture. Croyez-m’en : je reviens d’Algérie et tout le monde me parle en français, tout le monde m’écrit en français.
La France pèse-t-elle plus qu’elle ne l’imagine ?
Il y a une demande de France que je n’ai jamais vue auparavant dans cette région, même du temps de Nasser. Mais ça se termine toujours par « Que peut faire la France, elle s’est alliée sur les Etats-Unis… » Il faut qu’on réagisse. Quand j’ai quitté l’Université Saint-Joseph à Beyrouth, nous étions 2000 étudiants, aujourd’hui ils sont 12 700. Quelle victoire ! Car la francophonie, ce n’est pas seulement la langue. Le français agit sur nos neurones, la francophonie est un mode de vie. Ce que j’écrivais il y a exactement 32 ans dans la charte des Cahiers de l’Orient, à savoir que la France est le dernier lieu privilégié des libertés, est toujours valable aujourd’hui. Et la liberté impose et implique la responsabilité de chacun.
« Il est normal que les printemps aient pris là où il y avait usure du pouvoir »
Pourquoi tous les pays arabes ne se sont-ils pas révoltés en 2011, notamment l’Algérie, dont vous revenez il y a peu ?
N’oubliez pas qu’un homme comme Bouteflika représente aussi le ciment de l’Algérie, entre les Kabyles, la langue amazighe, et ce qu’on appelle là-bas les Arabisés. N’oubliez pas non plus que ces pays sont issus de l’empire ottoman. On y a trituré les frontières. En Irak, les Anglais ont voulu avoir tout le pétrole. A chaque fois, ça a été la même chose. Au Liban, où il existe une liberté de presse, la révolution est en quelque sorte permanente. Donc il n’y a pas eu de mouvement généralisé. Il est normal que les printemps aient pris là où il y avait usure du pouvoir – quatrième mandat de M. Ben Ali, quatrième mandat de M. Moubarak…
En Algérie, Abdelaziz Bouteflika est au pouvoir depuis longtemps également…
En Algérie, et c’est terrible à entendre, on vous dit « arrêtez de nous parler du plan A ou B. Le plan A c’est Abdelaziz, le plan B c’est Bouteflika ». Il y a une demande, mais il y a plusieurs « parties » au pouvoir : l’armée, le parti gouvermental, le FLN et alliés, la présidence. Le seul qui peut faire le lien entre tout cela, pour le moment, c’est Bouteflika. Il est malade, mais moins qu’on le dit en tout cas. Et surtout il est encore « jeune » pour un chef d’Etat. De plus, pourquoi voulez-vous appliquer notre fonctionnement à des gens qui ont un autre système, une autre culture ? Est-ce du néo-colonialisme ? On est en droit de se poser la question.
Un mot sur les journées pour la paix en Normandie. Au-delà de l’intérêt de débattre, quelle est l’utilité, au fond, de ces journées et de la volonté de mettre en place un événement pérenne en Normandie dans les années à venir ?
C’est une idée géniale. Comment connaît-on la Normandie ? Par ses cimetières de la Seconde Guerre mondiale, donc par la mort et la guerre. Le passé, le passif de la Normandie font que la région serait particulièrement bien placée pour aborder ces enjeux. « Si vis pacem para bellum. » Si vous voulez la paix, préparez la guerre. La guerre a eu lieu ici. On a enfin compris qu’elle n’apportait pas de solutions. En Normandie plus qu’ailleurs, parce que ses cimetières sont des symboles. Ceux d’hommes tombés au combat. Il est temps que les hommes se lèvent pour la paix.
Peut-être la francophonie peut-elle aider à promouvoir (en plus de la culture) la laïcité, dans le monde arabe comme ailleurs. N’est-ce pas Antoine Sfeir qui a dit (sur France 5 je crois) « il faut exporter la laïcité » ? Effectivement ce devrait être un objectif prioritaire.
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Merci Monsieur SFEIR pour la clarté de vos propos